Lorsqu'il s'agit d'évoquer le souvenir de la Première Guerre mondiale, dans la mémoire collective française, c'est la bataille de Verdun de 1916 qui prévaut. Pourtant, cette année-là, l'armée française a participé à une autre grande bataille, dans la Somme, au bilan humain tout aussi catastrophique. Les Français ont également pris part à la deuxième bataille de la Somme, dite bataille de Picardie, en 1918. Comment expliquer cette mémoire sélective ? Pourquoi les batailles de la Somme sont-elles moins présentes dans les esprits des Français que ceux des Britanniques ?
Très vite, dès 1917 en réalité, Verdun recouvre la Somme dans la mémoire française. Il y a l'aspect quantitatif déjà : si la Somme a fait plus de victimes que Verdun, il y a eu beaucoup plus de Français à Verdun que dans la Somme. La bataille de Verdun a aussi commencé avant la Somme. Un deuxième aspect très important est que Verdun est une bataille française, alors que la Somme est une bataille partagée avec les Britanniques. On entre là dans la question de la mémoire et le fameux récit, ou roman national, tel qu’on l’enseigne aux enfants jusque dans les années 70, c'est-à-dire une histoire véritablement très française, une histoire de France. Les Britanniques sont ainsi très rapidement évacués de cette histoire de la Grande Guerre, puis de la Première Guerre mondiale, parce qu’on a envie que les Français se souviennent de l’héroisme de leurs soldats, et notamment celui de Verdun, des soldats qui ont défendu le territoire français.
Un autre aspect également compliqué avec la Somme, c’est qu'il s'agit d'une offensive. Et dans cette histoire de la guerre, et de la justification de la guerre, on se rappelle d’une guerre qui avait été provoquée par les Allemands - ce sont les les Allemands qui ont attaqué, et nous braves français on s’est défendus. La Somme est donc problématique à tous ces niveaux, ce qui fait que très rapidement, on l’ oublie, au profit, là encore, de Verdun.
A partir des années 70, la vision commence à changer ; l’histoire devient moins une histoire militaire, mais davantage une histoire économique et sociale sur les souffrances des combattants, mais là encore, ces souffrances seront avant tout celles des combattants à Verdun, avec cette bataille héroïque qui n’en finit pas.
Depuis 2010, grâce notamment aux historiens formés à Péronne, et à cette histoire qui est de plus en plus une histoire européenne de la Première Guerre mondiale, l’importance de la bataille de la Somme et sa dimension européenne, sa dimension d’alliance, commence aujourd’hui à entrer dans les manuels scolaires, et peut-être à terme, dans les mémoires des futurs citoyens français. Mais l'enjeu de la narration demeure : comment inscrire cette bataille de la Somme, et cette alliance compliquée avec les Anglais, dans notre récit de la Grande Guerre ?
Pour la bataille de 1918, c’est le même problème qui s’est posé sur le terrain : comment s’allier, comment combattre ensemble dans un phénomène guerrier qui reste dans les imaginaires essentiellement et profondément national. Avant la bataille, les soldats français ont d'abord confiance dans l’offensive, et une admiration devant les moyens industriels mis à disposition que les soldats français ont des soldats anglais. Cependant, dès le premier jour de la bataille, le 1er juillet 1916, les Français progressent beaucoup plus vite que les soldats anglais, ce qui va abonder une vision assez critique que les Français avaient des Anglais. Mais progressivement, quand les Français se rendent compte de la résistance britannique, on relève semaine après semaine plusieurs mentions où les Français vont saluer le courage des Anglais. Autre point saillant relevé : un sentiment de lassitude croissante devant une bataille qui dure dans des conditions de combat et de vie de plus plus difficiles et épouvantables, en raison des conditions climatiques - l’été 16 il fait très chaud, c’est quelque chose qui revient beaucoup dans les correspondances. Avec par exemple des mentions d‘une invasion de mouches, puis à l’automne, de la pluie et de la boue. En contraste avec l'optimisme originel d'avant la bataille, on constate à la fin de l’année 1916 une démoralisation avec la perspective d’un nouvel hiver de guerre. Il y a aussi des évènements internationaux qui vont contribuer à cette démoralisation, par exemple la défaite de la Roumanie, en septembre 1916 - un pays dans lequel les Alliés avaient placé beaucoup d'espoir.
Si les batailles de la Somme retrouvent peu à peu leur place dans la mémoire française de la Grande Guerre, qu'en est-il de l'Allemagne ? On parle parfois d’un « Verdun allemand » lorsque l’on évoque la bataille de la Somme de 1916. La comparaison semble correcte dans la mesure où dans la Somme, les Allemands sont en position défensive tout comme le sont les Français devant Verdun. Pour tout le reste, cette comparaison semble trop sophistiquée. Il n'y a pas dans la Somme les grands forts comme Douaumont ou Vaux ; dans la Somme, une bonne partie de la bataille se déroule "à distance" ; il n´y a pas de "no man's land" devant Verdun comme il est prépondérant dans la Somme. A Verdun, la bataille est caractérisée par un corps à corps permanent, les tranchées à 50 ou 100 m de distance, tandis que sur la Somme, si le corps à corps a bien existé, ce n’est pas la caractéristique principale de la bataille.
Dans quelle situation se trouvent les armées allemandes dans la Somme en 1918 ? La grande offensive "Michael" de mars ramène rapidement les Allemands dans la Somme avant qu'ils ne soient de nouveau stoppés devant Amiens. Ils ne peuvent plus avancer surtout à cause d'un manque de facilités de transport de munitions et de vivres. Et cela est la conséquence, en majeure partie, de la dévastation complète de la région causée par la bataille de la Somme en 1916 mais plus encore par le retrait des Allemands sur la ligne Hindenburg en février-mars 1917. Là ils avaient détruit les villes, les villages, les routes et les puits pour freiner l'avancée des Alliés. L'ironie de l'histoire fait que désormais, en 1918, ils n’ont plus les puits nécessaires pour faire boire leurs propres soldats... L’expérience combattante sur ce secteur revêt-elle une puissance mémorielle importante aujourd’hui en Allemagne ? Non, aucun souvenir de la Somme. Si souvenir de la Grande Guerre il y a, il s'est transporté sur l'unique bataille de Verdun. C'est un développement curieux, puisque dans l'entre-deux-guerres, ce fut justement la Somme le lieu de mémoire préféré des Allemands. La raison en est claire : c'est dans la Somme que les Allemands se sont défendus contre l’offensive des Alliés. Ce fut donc pour eux une vraie guerre de défense, une "veillée sur la Somme" comme ils aimaient à dire. Et comme ils n’avaient pas été battus et que la "veillée" avait "tenu", on en a fait un grand cas du souvenir de la guerre.
Pour une majorité de Britanniques, la date du 1er juillet 1916 - considérée comme la journée la plus sanglante dans toute l'histoire de l'armée de Sa Majesté - symbolise à elle seule toute la boucherie de la Première Guerre mondiale. Plusieurs raisons à cela : la bataille de la Somme de 1916 est surtout aujourd'hui identifiée à l'engagement des "Tommies". Quelle fut l'implication des forces britanniques dans cette bataille exactement ? Pour la plupart des soldats Britanniques engagés en France et en Flandres en 14-18, c’est le Saillant d’Ypres qui fut leur expérience centrale de la Grande Guerre. Après le conflit, Winston Churchill suggéra que la ville ne soit pas reconstruite afin qu’elle demeure un mémorial perpétuel pour les forces expéditionnaires britanniques. Aujourd’hui, toutefois, c’est la Somme qui prédomine dans les esprits outre-Manche. La principale raison à cela, c’est l’idée bien répandue que le 1er juillet 1916 reste le jour le plus sanglant dans toute l’histoire de l’armée britannique - 19 000 morts et près de 60 000 victimes en tout (morts, blessés, prisonniers). Pourtant, en termes absolus, les Britanniques ont subi de plus lourdes pertes le 21 mars 1918, mais la proportion des soldats faits prisonniers était plus importante que celle des tués au combat. La focalisation sur le 1er juillet 1916 fait aussi oublier que la bataille dura jusqu’au 18 novembre, et que le nombre de victimes britanniques a pu avoisiner les 500 000. Avec un taux de perte quotidien bien plus important que celui de Verdun. Ce point est aussi vrai pour l’armée française que pour l’armée britannique : la France a perdu plus de 200 000 hommes en moins de cinq mois dans la Somme, contre environ 375 000 à Verdun en dix mois.
Comment expliquer l'importance mémorielle accordée aux batailles de la Somme par les Britanniques ? Quelle mémoire pour la bataille de 1918 ? Les Anglais sont entrés dans le conflit avec une toute petite armée optimisée pour la guerre coloniale qui, contrairement à l’armée française, n’était pas régie par la conscription. L’armée britannique a continué à recruter des soldats volontaires jusqu’en 1916. Par conséquent, ceux qui sont morts dans la Somme, ont incarné l’aboutissement d’une gigantesque campagne de propagande, qui encourageait les hommes à s’engager avec leurs “Pals”, leurs amis. Bien que faisant partie d’une armée nationale, les unités représentaient des communautés soudées issues des villes, des lieux de travail ou des clubs de sport. L’impact des pertes subies par ces groupes s’est donc communiqué directement au niveau local. De plus, ce ressenti s’est diffusé à travers le Royaume, parce que pour la première fois, la bataille a été filmée pour une distribution nationale. Diffusée le 21 août 1916, “The Battle of the Somme” a été vu par 20 millions de personnes en six semaines. Le film a relié les soldats du front avec les citoyens de l’arrière d’une façon radicalement nouvelle, et il a continué de le faire depuis. De façon surprenante, la mémoire des combats de la 2e bataille de la Somme en 1918, que ce soit la défaite du 21 mars ou la victoire du 8 août, n’est pas du tout la même. Pour le 8 août, la raison est peut-être que la bataille n’est pas nommée d’après la Somme, mais est connue sous le nom de bataille d’Amiens, mais aussi parce que l’histoire officielle de cette bataille n’a été publiée qu’après la Seconde Guerre mondiale - trop tard pour impacter la mémoire populaire. Ceux qui, en Grande-Bretagne, se souviennent des batailles de 1918, le font souvent de manière unilatérale, en oubliant la contribution de l’armée française qui s’est portée au secours des Britanniques en mars, et qui a contribué à la victoire d’Amiens en août.