Le 1er février 1918, gare des Brotteaux à Lyon, arrive d'Allemagne un convoi de prisonniers de guerre rendus à la France. Ces soldats, incapables de travailler et de se battre, ne sont plus « bons » ni pour être combattants, ni pour être ouvriers aux vues de leur état. Devenu des « bouches inutiles » à nourrir, il est donc plus rentable de les rendre à l'adversaire pour économiser les frais de leur détention... Surtout que l'Allemagne est à bout financièrement.
Parmi eux se trouve un homme hagard, perdu, ne sachant pas ou il se trouve et incapable de parler autrement qu'en balbutiements difficilement compréhensibles. Il n'a pas de papier, pas de plaque d'identité, et son uniforme ne présente même plus de numéro de régiment. Lorsqu'on lui demande son nom, on croit comprendre « Anthelme Mangin », et c'est sous ce patronyme qu'on va l'enregistrer à son internement à l'asile d'aliénés de Clermont Ferrand pour « démence précoce ».
Le cas d'Anthelme n'est pas isolé, nombre de Poilus sans identité hantent les hôpitaux, mais petit à petit, les enquêtes aboutissant et les familles reconnaissant les leurs, leur nombre décroit et début 1920, ils ne sont plus que 6. Afin que ces soldats traumatisés retrouvent enfin leur famille et leur identité, on édite dans les journaux leur photographie et description.
Dès lors, des centaines de familles dont le père, l'époux, le fils a disparu vont revendiquer Anthelme Mangin comme étant « leur » disparu, incapables de faire le deuil de leur mort dans l'incertitude du sort de celui ci. Nombre d'enquêtes fastidieuses débouteront les familles, à l'exception de Madame Mazenc et sa fille, qui reconnaissent formellement, photo à l'appui, leur fils et frère disparu depuis 1915... Toutes deux viendront voir « Anthelme », qu'elles appelleront Albert, et parviendront à le faire transférer à l'hôpital de Rodez, en Aveyron, d'où elles sont originaires.
Cependant, l'enquête et les différentes confrontations avec les anciens amis de Albert Mazenc confirmeront que le « soldat inconnu vivant », comme vient à le surnommer la presse, n'est pas le fils et frère disparu en 1915. D'ailleurs, le décès de Albert Mazenc sera prouvé et déclaré officiellement peu de temps après. L'inconnu restera donc à Rodez, ou son état ne s'améliorera pas jusque 1934...
Deux familles sont encore en conflit pour réclamer la parité d'Anthelme Mangin : Lucie Lemay est sure qu'il s'agit de son époux Emile, alors qu'une famille de rustres paysans de l'Indre, les Monjoin, y reconnaît le fils Octave fait prisonnier en aout 1914. Joseph Monjoin venu rendre visite à l'inconnu croit voir en lui son frère, mais le déclaré Anthelme ne réagit pas plus à ces « retrouvailles » que lors de toutes les autres qu'il a du vivre et qui n'ont pas aidé à améliorer son état de confusion.
Les juges devant statuer sur son identité autorisent sa sortie pour une journée où on le laissera déambuler seul dans les rues de Saint Maur, son supposé village natal. Sous les regards des psychiatres le laissant sortir de la gare du village, l’inconnu vivant se dirige alors sans hésiter vers la maison de la famille Monjoin... Sans un mot de plus que « il a changé le clocher». En effet le clocher de Saint Maur, touché par la foudre, a brulé en son absence ! Anthelme Mangin a donc retrouvé son identité, et se nomme en réalité Octave Monjoin...
Mais Lucie Lemay, mettant en doute les conclusions des juges, fait appel de la décision, ce qui retardera encore la sortie d’ Octave de l'hôpital. Cette sortie retardée n'est d'ailleurs pas pour déplaire à Joseph Monjoin, qui était alors plus intéressé par la perception de la pension d'invalide de guerre qu'il pouvait toucher de son frère Octave que par l'accueil de ce dernier dans la ferme familiale ou il n'était plus en mesure de travailler...
Durant le laps de temps du procès en appel s'éternisant jusque 1938, Le père et le frère d'octave trouvèrent la mort dans un accident... A peine avait-il retrouvé sa famille qu'il la perdait de nouveau... En même temps que toutes les autres s'étant disputées pour faire de lui leur proche disparu. Après avoir passionné la presse depuis la fin de la guerre, l'affaire de l'inconnu vivant tombe dans l'oubli, comme son acteur principal, Octave, qui finit sa vie dans son lit, mort d'inanition en 1942, dans l'indifférence générale à l'asile Sainte-Anne à Paris, en pleine occupation lors de la seconde guerre mondiale. Le ravitaillement des hôpitaux psychiatriques était le cadet des soucis de l'occupant, pour qui ces « fous » étaient des « inutiles » que l'ont pouvait bien laisser mourir, et que l'on inhumait dans des fosses communes.
Ce n'est qu'en 1948 qu' Octave rentra enfin chez lui à Saint-Maur, ou un fortuné ancien combattant de la première guerre mondiale, touché par son histoire, fit rapatrier à ses frais son corps dans le cimetière communal, rendant ainsi justice à son « camarade mutilé du cerveau ».